Dans l’avion

 

Nouvelle

 

«…Madame! A quoi bon tout casser?

Si j’en crois le récépissé,

Vous déposiez aux bagages

Un coffre, une cage,trois paniers, cinq males, un faitout

Plus un gentil petit toutou…

Alors qu’un tout petit toutou

A voyager, a pu changer du tout à tout!»

 «Les bagages» S.Marchak

 

               Il avait raison, Samouil Marchak, je le sais maintenant. Moi aussi, j’avais raison: ma théorie de la bonne conduite en situation de crise ( «Ne jamais diminuer le nombre de possibilités!» et « Attendre tout de suite!») vient d’en avoir la preuve.

              La réservation du vol direct Barcelone – Saint-Pétersbourg avait été faite trois mois en avance, le transport d’un chien avait été confirmé par le transporteur. Arrivé à l’aéroport je me suis enregistré et ai payé pour mes bagages – une valise et une cage avec le chien en soute. Tout a été en ordre, les coupons pour les bagages ont été collés sur ma carte d’embarquement. J’ai bien vu que mon Masik avait été bien mis dans l’avion, et je me suis bien installé tout au fond de l’appareil. J’ai pris soin de prévenir ma famille que je serais arrivé vers 17 heures, j’ai même réservé une voiture pour aller tout de suite à Manola où se trouve ma maison. Il était onze heures quinze, le vol était effectué par l’«Aéroflot».

              Mais voici qu’une hôtesse vient me voir et m’invite à la suivre. Naïf, je pense qu’elle a à me proposer un service, mais elle m’amène devant le comandant du bord. Je sais qu’il est roi et dieu dans son avion, il a tous les pouvoirs: te faire descendre, enregistrer un mariage ou une naissance à bord, tout.

              – Voyez-vous, Monsieur, notre avion ne possède pas de chauffage en soute, la température y sera négative, — le comandant a baissé les yeux et a ajouté: c’est à vous de prendre la décision.

              – Vous pouvez peut-être me permettre de mettre mon petit chien dans le salon, son poids n’excède que de deux kilos le poids réglementé, l’avion n’est pas plein…

              – Non, c’est interdit, mais les collègues espagnols peuvent garder votre chien jusqu’au vol suivant, vous allez le récupérer demain à Saint-Pétersbourg.

              – Je peux peut-être quitter l’avion avec mon bagage et mon Masik?

Prenez votre place, je vais vous informer

              Le temps passe: cinq minutes, dix. On m’appelle. Les passagers sont déjà au courant: l’information négative se propage instantanément! quelqu’un me propose un bonbon, un autre un cachet. Est-ce que mon visage exprime à ce point «ma joie débordante»?

              Une dame à l’entrée de l’appareil parle très vite; d’abord en espagnol, puis en anglais, en catalan… En un mot, ils ne veulent pas garder mon Masik pour 24 heures.

              Je regarde le comandant. Il dit:

               – Oui, oui, d’accord! A condition que vous prenez toute responsabilité. Par écrit.

              Je réfléchis… Il faut dire que mon chien a l’habitude de se promener pendant une heure quand il fait moins vingt… En soute il fait moins cinq. Mais pendant quatre heures ! Mais immobile dans sa cage ! Dans ma tête, comme un marteau, une seule phrase : c’est à vous de prendre la décision, c’est à vous… c’est à vous…

              J’ai une maladie professionnelle… Vous savez, chez les mineurs il y en a une – à la fin de leur carrière leur mains tremblent. C’est la peur. Ma peur à moi s’appelle l’improbabilité. Depuis vingt ans je beigne d’une façon professionnelle dans toutes sortes de situations de crise où tout est improbable! Suite à la décision brillante et rapide à la «maréchal Joukov» le projet peut échouer.

              Je ne bouge pas, je suis bloqué.

              Le nombre des cachets qu’on me propose augmente. Par contre les bonbons se font rares. Enfin le représentant de l’«Aéroflot» arrive. Il est Espagnol. Il n’autorise pas de transporter le chien dans une soute non chauffée. Chapeau! Voici une grande nouvelle pour lui! Sachant que c’est lui en personne qui avait remplacé un avion par un autre il y a deux heures seulement. Il devait savoir qu’il y avait un chien!

               -Je vais vous mettre dans un avion sur Moscou qui part dans trois heures. Je vous accompagne au contrôle de passeports.

               -Avec mon chien?

               -Votre chien sera déchargé, votre valise aussi!

               -Et mon chien arrivera avec moi à Saint-Pétersbourg? (Je l’ai dit avec sarcasme, genre «C’est pas vrai!»)

               -Si, a répondu le représentant après une courte hésitation,- à minuit vous serez chez vous.

 

              En gros, ça leur a pris deux heures – à se renseigner, à chercher un vol depuis Moscou, à re-enregistrer… Les mêmes personnes qui venaient de m’enregistrer, de peser la valise, d’émettre la carte d’enregistrement avec le coupon de bagages. Ensuite il a fallu passer une heure dans la queue au contrôle des passeports et de sécurité. A Moscou j’ai du traverser tout l’aéroport en courant, comme quoi j’étais en sueur en arrivant à l’embarquement. Dans les toilettes pas moyen de me sécher les cheveux – le séchoir ne fonctionnait pas…

              Une fois à bord, presque malade d’inquiétude, j’enquière l’hôtesse:

              -Fait-il chaud en soute?

              On me regarde comme un idiot…

              -Est-ce que mon petit chien est là?

              -Passez, Monsieur! Plus tard! Toutes les questions plus tard! quel petit chien?

               -Qu’importe! Le mien!!

«Surtout ne pas m’emporter! Sinon ils vont me vider, la Douma vient de voter une nouvelle loi!»

              Comme quoi, j’ai voyagé sans savoir si Masik était avec moi ou s’il était perdu – comme à l’aller: quand j’étais venu à Barcelone je cherchais sa cage une bonne heure avant de la trouver tout près de la sortie: n’importe qui aurait pu l’embarquer!

 

xxx

 

              Juste avant l’atterrissage l’hôtesse a demandé en souriant:

               -Etes-vous contents du vol? Tout a été bien?

              -On n’est pas encore arrivés, Mademoiselle, — mes voisins, deux moujiks baraqués, ont répondu sans prendre soin de politesse.

               Quant à moi, j’ai dit tout doucement, sans espoir d’avoir une réponse: «Pensez-vous que mon petit chien est avec nous?»

              Silence. Le vide abyssal. Seul le bruit sec de la trappe du train d’atterrissage et le flux des phrases habituelles et indéchiffrables du haut-parleur.