SOUFFLE DU TEMPS

 

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps Brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

G.Apollinaire. L’adieu.




L’automne bien avancé. Portugal. Côte de l’océan. Cette sensation de l’immensité et de la paix absolue provoque dans l’âme l’euphorie, la béatitude, une langueur inexplicable. Derrière l’horizon, très loin, c’est l’Amérique. 

Il y a très longtemps, comme aujourd’hui, c’était aussi au bord de l’océan, j’avais été pénétré du même émerveillement. Ce n’était pas le même océan et l’Amérique était toute proche – derrière le détroit de Béring. C’était au cap Dejnev – le point le plus oriental de l’Eurasie, du côté de la baie de la Providence. 

Aujourd’hui je suis au point le plus occidental du continent – Cabo da Roca, non loin de Lisbonne. Cabo da Roca – baie de la Prospérité. C’est mystique: entre la Providence du début de ma vie professionnelle, et la Prospérité d’aujourd’hui – un demi-siècle d’une existence mouvementée, dont la moitié est tombée sur l’époque de mutations dans mon pays. De nos jour il n’y a pas plus simple – on prend l’avion et on suit le soleil: Providence – Anadyr – Moscou – Lisbonne. Ce n’est qu’un instant: 12 heures du vol c’est aussi le décalage horaire entre les deux points opposés. 

Ce n’est pas de ma faute, moi, je n’y suis pour rien. Serait-ce la providence? Cela s’était passé tout seul. Evidemment, pas d’une façon instantanée, mais lentement, à travers une bonne couche de temps compressé. Le chemin en quête de moi-même. «Voie du Milieu». Surtout si on parle des années 90. A l’époque, chaque pas incertain menait vers l’abîme! Ne pas détruire les obstacles. «Hurgent attendre!». Ne pas diminuer le nombre des possibilités. C’est comme dans le surf quand il faut à tout prix rester au top de la vague, guettant les moindres vicissitudes, observer les variations du vent et de la lame, bien sentir son corps. Si on y arrive, on domine la situation et on glisse aisément sur la surface de la vie. 

Aujourd’hui, comme à l’époque, ce n’est pas au milieu du grand large qu’on trouve un abri pour l’âme, mais dans des baies protégées de la tempête: c’est seulement dans la solitude que nous pouvons comprendre ce que sont Providence et Prospérité. 

Il y a trois cent millions d’années deux plaque tectoniques se sont séparés. Le continent s’est fracturé, l’Amérique du Nord s’est détachée. La cassure – témoin de ce vieux cataclysme – est bien visible ici, au bout du Vieux Monde. Les scientifiques disent que les continents se rapprochent de nouveau en raison  de deux centimètres par an, ils finiront par se réunir. Mais quand? Il faut attendre des millions d’années! Par contre sous l’influence d’un facteur extérieur d’une grande puissance, tout pourrait se faire bien plus vite. Dans ce dernier cas les plaques, comme les hommes, n’auraient pas le temps pour s’habituer les unes aux autres, et en se rejoignant douloureusement, elles feraient de nouvelles montagnes. Peut-être ici même, au Portugal, dans la vallée du Tage. 

Le monde est fait ainsi, tout peut arriver! En automne au bord de l’océan des miracles deviennent presque palpables! On voit plus loin, plus en profondeur. Voici une vague hérissée de la mousse avance sur la côte, puis perdant sa force, s’applatie sur la plage. La fine pellicule transparente recule vers l’océan laissant derrière elle une dentelle de mousse inoffensive et futile. On peut, un instant encore, distinguer sur le sable le jeu des nuages et des faibles rayons du jour mourant. Vers l’horizon et des deux côtés de la cassure terrestre on ne voit que sur des kilomètres le miroir des eaux et le sable des dunes. Juste avant le coucher du soleil on ne repère plus la frontière des eaux et du sable, on a l’impression d’être loin, très loin; on glisse à la surface de l’océan sur la piste solaire, toujours scintillante, on essaie d’attraper et de retenir le soleil. 

Hélas! Tout ce qu’on essaie de retenir, de garder, est déstabilisé, déchiré, passe entre les doigts. Mais c’est cette incertitude, cette fragilité qui rend notre vie si extraordinaire! Belle comme le jour qui s’en va. Chaque coucher de soleil est unique et fascinant. Le coucher de soleil… L’unique phénomène dans la nature qui nous permet de voir le Temps. Non pas de le sentir, comme, par exemple, le jour de l’an ou le jour d’un anniversaire, mais de le voir. Voir réellement. Chacun regarde le coucher du soleil à sa façon, à travers ses émotions, ses épreuves personnelles; souvent comme une œuvre d’art. Le lever de soleil a aussi sa beauté, mais c’est le début, le commencement de la journée. Tandis que le Temps est surtout apprécié quand il en reste peu. Evidemment, le mouvement des astres dans le ciel, ça existe, mais ce n’est pas cette mécanique céleste qui évoque dans l’ âme l’évidence d’une perte, le sentiment de nostalgie à cause de la mort du jour, à cause de la disparition du Soleil derrière l’horizon. 

Sentir, et surtout voir le temps qui coule irréversiblement du passé vers le futur, c’est notre plus grand chagrin. Nos douleurs, nos tristesses et regrets perdent leur importance face à l’énormité de cette perte commune, de cette émotion d’une force phénoménale. Souvenez-vous de cette phrase d Antoine Exupery: «Quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil»!

Depuis des centaines d’années «n’enquerrez de sepmaine où elles sont, ne de  cest an…», et nous, nous espérons toujours arrêter le temps, savourer sans fin nos illusions et nos rêves.

Aujourd’hui ma jeunesse, mon enthousiasme, l’Arctique et un air d’un film aimé viennent à l’esprit, deviennent si présents sur cette falaise, devant l’immensité de l’océan… Je regarde autour – pas de nouvelle glace qui nous enferme dans la mer de Beaufort, pas non plus de cimes enneigées de Tchoukotka et d’Alaska séparées par le détroit de Béring avec le rocher «Adieu» en son milieu. De même que c’est ici, aux environs de Lisbonne, et pas à la gare de Boyarka, ce chemin de fer à voie étroite, construit par les premiers membres du Komsomol pour sauver Kiev par temps froid, s’est présenté… Je vois cette voie ferrée étroite – si étroite, avec son unique aiguillage au numéro «13» – qui suit la côte en toute sa longueur. On dirait que quelqu’un a une nécessité absolue d’aller et de venir à la lisière de la falaise, de faire penser au phénomène naturel de la dérive des continents… ainsi qu’à tous les «dérives» qui se produisent dans l’âme de chacun de nous. 

Nous ne nous rendons pas compte que c’est vers un abîme que nous dérivons lentement mais sûrement. Nous exigeons toujours plus, tout en discréditant les vraies valeurs, nous lisons de moins en moins, et enfin nous supprimons les vraies relations humaines en les substituant par les «smiley» et «icons». Nous avons peur d’aimer et nous haïssons trop souvent. Nous savons comment survivre, mais pas comment vivre. Nous sommes tout le temps en retard de la réalité.

Et Elle – la réalité – met les choses à leur place en nous donnant de grosses claques. Le système solaire tend à quitter la manche noire de notre Galaxie pour aller vers une zone d’autres énergies. Les éruptions solaires et les orages magnétiques accélèrent «le pouls» de la planète – les résonances de Schumann. En même temps les changements sociaux – spontanés, violents, sauvages – nous exaspèrent, accumulent les craintes et les humiliations. Les âmes perdent leur chaleur, deviennent acerbes, figées; leurs palpitations ne correspondent plus aux fréquences de «l’onde de Schumann» — ce «battement de la vie» de la planète. La Terre se venge, elle nous rejette d’une façon progressive, insensible, mais irréversible; elle nous fait quitter la réalité, nous plongeant dans un état léthargique. On devient superflu, impuissant tels l’écume du ressac…

I Mais voici le matin, et tout à coup vous remarquez que ici la bruyère est partout, elle est en fleurs. Humide après la nuit pluvieuse, la forêt de conifères fume sous la lumière du soleil matinal. La vapeur légère monte à travers les lourdes branches de sapins et d’épicéas. Elle apparaît, puis se dissipe, pour quelques instants après, envelopper d’un voile transparent les aiguilles vertes. Tout autour est caresse, tout est vie; c’est la respiration même de la Terre. Les branches inférieures portent de nombreuses toiles d’araignées. Si on les touche, elles éclatent en petites gouttes qui brillent au soleil, s’étalent sur les fleurs mauves de la bruyère. 

Un an passera, puis un autre. Le temps fera tout oublier: le bon et le mauvais ne laisseront sur la plage qu’une écume inutile. De nouvelles pousses apparaîtront là où les branches de bruyère ont été cueillies; la vie reprendra enluminée de fleurs violettes, blanches, roses et dorées…